Stratégie IA du Royaume-Uni : Dépendance ou Mirage Numérique ?
L’ambition de longue date de la Grande-Bretagne de dominer l’innovation technologique semble céder du terrain à une posture plus déférente, alors que la nation adopte de plus en plus une stratégie qui, selon les critiques, risque d’externaliser sa souveraineté numérique vers les géants technologiques américains. Cette approche, exemplifiée par le gouvernement de Sir Keir Starmer, semble privilégier les gains d’efficacité promis au détriment de l’autonomie nationale, s’appuyant fortement sur des hypothèses techno-utopiques. Le secrétaire à la Technologie, Peter Kyle, par exemple, a récemment défendu l’utilisation de lettres de sortie générées par l’IA au sein du NHS, affirmant que la technologie pourrait traiter des conversations médicales complexes, réduire la paperasse et rationaliser les services. Les ministres suggèrent qu’une adoption généralisée de l’IA dans le secteur public pourrait générer des économies stupéfiantes de 45 milliards de livres sterling.
Cependant, un examen plus approfondi révèle un schéma familier : la Grande-Bretagne comme fournisseur volontaire de données et d’infrastructures publiques, avec les géants technologiques américains prêts à récolter les principales récompenses. Cecilia Rikap, chercheuse à l’University College London, avertit que le Royaume-Uni est en passe de devenir un satellite de l’industrie technologique américaine. Dans ce scénario, les services publics britanniques servent de terrain d’essai crucial et de source de données pour les modèles d’IA américains, qui sont ensuite hébergés sur des réseaux de cloud computing appartenant aux États-Unis. Rikap décrit cela comme une forme d’« extractivisme », où la valeur – que ce soit en connaissances, en travail ou même en électricité – est générée en Grande-Bretagne mais monétisée par la suite de l’autre côté de l’Atlantique.
Cette dépendance est exacerbée par le manque d’un écosystème de cloud national robuste au Royaume-Uni, une lacune que la stratégie actuelle du gouvernement ne parvient guère à combler. Une préoccupation majeure est que de vastes quantités de données publiques, en particulier du NHS et des autorités locales, seront acheminées vers des modèles d’IA développés et entraînés à l’étranger. La valeur inhérente dérivée de l’affinage de ces modèles ou du développement de nouveaux produits reviendra ainsi aux actionnaires américains, plutôt qu’au bénéfice du public britannique. Même la promesse de créations d’emplois généralisées semble ténue ; les centres de données, l’infrastructure physique supportant l’IA, sont gourmands en capitaux et en énergie, et n’emploient généralement qu’environ 50 personnes chacun.
À cette perspective sobre s’ajoute le point de vue du lauréat du prix Nobel et économiste du MIT, Daron Acemoglu. Il postule que la trajectoire actuelle du déploiement de l’IA est presque entièrement axée sur le déplacement de la main-d’œuvre, plutôt que sur l’augmentation des capacités humaines. Acemoglu identifie un point critique : l’IA possède le potentiel d’autonomiser les travailleurs, mais à l’heure actuelle, elle les remplace majoritairement. Par conséquent, les promesses ministérielles de gains de productivité pourraient ne pas se traduire par une amélioration des services publics, mais simplement par moins d’emplois.
Le problème plus profond, soutiennent les critiques, est un profond manque d’imagination. Un gouvernement véritablement engagé en faveur de la souveraineté numérique investirait probablement dans la construction d’un cloud public, financerait des modèles d’IA open source et établirait des institutions capables de guider le développement technologique vers des objectifs sociétaux plus larges. Au lieu de cela, la stratégie dominante propose une « efficacité par l’externalisation », où la Grande-Bretagne fournit les intrants bruts tandis que l’Amérique récolte les retours. La recherche d’Acemoglu remet en question les prévisions optimistes, telles que la projection de Goldman Sachs d’une croissance mondiale de 7 % grâce à l’IA sur une décennie. Il estime un gain beaucoup plus modeste de moins de 1 000 milliards de dollars, la grande majorité de cette valeur étant capturée par les grandes technologies américaines.
Bien que l’exploitation des nouvelles technologies soit sans aucun doute bénéfique, leur mise en œuvre ne doit pas par inadvertance ancrer la dépendance ou éroder la capacité nationale. La Loi sur la sécurité en ligne sert d’exemple de souveraineté numérique réussie, démontrant la capacité du Royaume-Uni à faire appliquer les réglementations nationales sur les plateformes mondiales. Cependant, les récents bouleversements à l’Institut Alan Turing suggèrent une réalité plus troublante : le gouvernement britannique semble captivé par l’IA américaine, apparemment sans plan clair et indépendant. Sans un changement d’approche, la Grande-Bretagne risque de devenir non pas un pionnier dans le paysage technologique, mais plutôt un État client bien géré au sein de l’empire numérique de quelqu’un d’autre.